Le vieux manuscrit, Par Etienne de Jouy: " En l'an de N. S. 1492, vivait noble homme messire de Villemore de Fougères, homme preux et vaillant à toutes les armes. Il avait porté' toute sa vie escus, casques, et corselets. Sa dame et maîtresse était fille du seigneur de Malleval, dans le Perche; de bonne heure elle avait perdu tous ses parents, et orpheline elle avait trouvé dans la maison du seigneur de Villemore, protection, et, comme elle espérait, loyauté. C'était en grace, courtoisie, beaux discours, femme accomplie ainsi que le seigneur son époux l'était au maniement des armes et à la science de la guerre. Elle atteignait vingt ans et n'avait point de fils du seigneur messire de Villemore, lequel entrait alors dans sa soixante-cinquième année. Pendant que le seigneur était à la guerre, Yseule de Fougères gardait complète solitude et se contentait pour tout plaisir des contes de ses demoiselles, qui lui disaient le soir quel était le meilleur don d'amour et qui lui récitaient de beaux tensons; elle écoutait leurs chants et les imitait maintes fois, mais nul chevalier n'approcha d'elle. Le seigneur revint et sa joie fut complète; mais elle devait se changer en peines cuisantes..
Yseule accueillit son seigneur par fêtes magnifiques et plaisants entretiens, où tous les nobles hommes des pays voisins furent invités. C'était plaisir de voir ces belles salles, tendues de soie bleue, avec des lampes d'or suspendues aux grosses solives et très bien travaillées, et des vitraux transparents qui faisaient reluire l'or, la pourpre et la couleur de l'ambre jaune, jusque sur les pavés de la chambre. C'était joie d'assister aux grands festins et d'y voir le paon couvert d'un beau plumage et découpé pour les seigneurs, et de sentir les eaux parfumées que l'on répandait par tout. Voilà comment la châtelaine reçut son noble époux.
Mais il était sombre et d'une humeur belliqueuse et taciturne. Les hommes d'armes les plus renommés admirèrent la bonne grace de la châtelaine, et lui tinrent propos de courtoisie et de plaisir dont nul féal et vaillant homme n'eût pris aucun ombrage. Cependant le poison de la jalousie se glissa dans le coeur du sire de Villemore; dès-lors il observa les manières et les démarches de la bonne Yseule, qui était innocente devant Dieu de toute pensée coupable. Quand le soupçon entre dans une ame peu généreuse, il y prend racine et s'y enfonce de toute sa profondeur. Yseule, dès ce moment, n'eut plus de beaux jours. Les fidèles damoisels furent mis hors du château, et ses pages n'eurent plus permission de la servir ailleurs qu'à table, et de la voir, si-ce n'est en présence du suzerain.
Yseule languissait dans la douleur depuis deux ans. Son époux quittait quelquefois le château pour aller à la cour du puissant Louis XI, qui lui avait déja enlevé par force plusieurs dîmes et corvées, et qui n'était pas mieux affectionné pour lui que pour' les autres grands vassaux dont l'éclat lui paraissait éclipser le lustre de la couronne. Ce fut malheureusement pendant que messire de Villemore était absent, qu'une ancienne amie de l'enfance d'Yseule, châtelaine de Thymerais en Perche, lui envoya son page pour rafraîchir la mémoire de leur amitié et lui présenter cadeaux, et même gages de souvenir.
Un soir d'octobre (l'angelus n'avait pas encore sonné), le page, arrivé au château le matin, se tenait debout, comme il est convenable, devant la suzeraine, et lui faisait admirer sur le vélin d'un missel envoyé par sa maîtresse le bel arrangement des fleurs et l'éclat des couleurs qui y brillaient. La trompe annonça le retour du seigneur, et la pauvre châtelaine, qui savait que son époux lui avait défendu, sous peine de lui déplaire sans retour, de recevoir nul homme et de lui parler, s'empressa de faire signe au page qu'il eût à se cacher derrière la tapisserie qui couvrait les pans du gros mur. Hélas! le mauvais destin voulut que le sire de Villemore arrivât avant que le page eût eu le temps d'obéir à la châtelaine. Il entre, et d'un coup d'œil observe et voit ce qui se passe. Transporté d'ire, tirer sa dague, en menacer Yseule, et en percer le page qui s'était jeté à ses pieds, ce fut un moment pour lui. Sans rien entendre, et sans vouloir que la châtelaine expliquât sa conduite et mît au jour son innocence, il la laissa et sortit.
Ah faut-il que les faux soupçons attaquent et condamnent si souvent qui n'est nullement coupable Il existait dans la grosse tour carrée du castel une chambre secrète où prisonniers de guerre avaient souvent été mis en gêne grande, mais obscure, et d'où le plus habile n'aurait pu sortir que par la grâce de Dieu. Ce fut là que le vieux Villemore conduisit Yseule, et ce fut là que, malgré ses larmes, et quoiqu'elle attestât tous les saints qu'elle n'avait jamais forfait à l'honneur, elle demeura enfermée durant trois mortelles années. Personne ne savait la destin de la châtelaine. Un jour elle vit passer des funérailles; c'étaient les siennes. Le seigneur avait feint qu'elle avait passé de vie à mort entre ses bras, et par ce simulacre de cérémonies il comptait tromper tout le monde. La pauvre Yseule pleura, pleura longtemps, et tâcha de se consoler en écrivant des fabliaux. Son époux n'avait pas été assez barbare pour la priver de tout ce qui servait à son amusement. Il lui avait laissé un beau lit avec ses courtines de velours et son estrade, un luth dans son étui de bois précieux et embaumé, une grande lampe, et le vieux fauteuil des châtelaines de Fougères. Lui-même venait la visiter tous les mois, et elle tremblait violemment à sa vue. Le châtelain l'aimait, non d'amour tendre et féal, mais d'une rage amoureuse, et la malheureuse prisonnière avait beau le supplier, en lui disant que tout cela était une chimère de son esprit, et qu'elle n'avait en aucun temps écouté les serments d'amour d'homme qui fût au monde, il l'écoutait avec émotion et finissait par lui répondre que, fût-il persuadé de ce dont il doutait, il ne pourrait lui rendre la liberté, puisqu'on la pensait morte, et qu'il serait funeste à son honneur qu'elle reparût vivante. Enfin le cruel la garda dans cette geôle, jusqu'à ce que Dieu sauva la châtelaine par sa propre et divine intercession.
Un jour qu'il était venu la voir après avoir pris, comme à l'ordinaire, les plus grandes précautions pour n'être pas aperçu, la pauvre Yseule remarqua à sa ceinture l'énorme clef de sa prison elle avait déja observé que la porte massive et composée de lourdes pièces de bois et de fer était construite avec tout l'artifice des ouvriers les plus habiles; qu'elle n'avait,en dedans aucun moyen de s'ouvrir, et qu'en dehors seulement se trouvaient verroux, barreaux de fer, et défenses de toute espèce. Au même instant, sa résolution est prise. Tandis que le vieux chevalier est occupé à lire un nouveau fabliau où la jeune infortunée raconte sa propre histoire, Yseule s'élance vers la porte, qui s'ouvre à son premier effort; elle emploie toute sa force à la refermer avec la barre et les verroux, se sauve, et n'entend pas même les hurlements que pousse le vieux tigre au fond du piége qu'il avait lui-même tendu.
Yseule rentre dans ses appartements et fait venir tous ses varlets. On peut se faire une idée de l'effroi dont ils sont saisis à la vue de la dame châtelaine
qu'ils croyaient morte depuis cinq ans. L'histoire miraculeuse qu'elle leur raconta pouvait-elle être à leurs yeux l'occasion d'un doute, quand la disparition du seigneur châtelain venait d'en renouveler le prodige? Yseule ne voulut pas jouir de sa vengeance en femme outragée. Dès le lendemain elle établit entre
elle et son époux une correspondance secrète qui eut pour objet et pour résultat d'obtenir du prisonnier l'aveu du crime dont la jalousie l'avait rendu
coupable, et la justification la plus authentique de son épouse. A ce prix, la liberté fut rendue au châtelain de Villemore, dont l'apparition au milieu de ses vassaux fut assez habilement ménagée pour accréditer le bruit de l'intervention d'une puissance surnaturelle dans tous les événements dont le château de Fougères fut pendant deux siecles le théâtre.